Création collective
Le duo 1 est avec Catherine Vuillez et Boris Alestchenkoff
Le duo 2 est avec Delphine Veggiotti et Eric Lyonnet
Le duo 2 commence à la minute 38.
Mise en scène – Anne Cornu et Vincent Rouche
Jeu – le 1er couple – Boris Alestchenkoff, Catherine Vuillez
Jeu – le 2e couple – Eric Lyonnet, Delphine Veggiotti
Lumières – Emmanuelle Phelippeau-Viallard
Co-production compagnie du moment,
Théâtre de Saint-Maur-des-Fossés,
Cie Becare,
histoires publiques ASBL.
Avec le soutien du Conseil Général du Val-de-Marne
et l’aide de la SPEDIDAM
Le corps en jeu fait danser le texte
Le pied de la lettre fait le bras ballant. Le jusqu’au bout du geste qui révèle met la silhouette à l’extrême… pour voir. Les acteurs sont aussi danseurs.
Quand l’acteur saisi par l’ivresse du clown se laisse traverser, surgit un langage sensible, lié à ses sens, ainsi se crée le sens. Quand le geste qui échappe va au bout, quand, partant de la sensation il l’étire, alors se crée la danse.
Ici pas de quatrième mur, le personnage est comme un miroir. Il se nourrit de ce qu’il suscite en celui qui le ou se regarde. C’est un acteur en alerte qui cherche en direct. En plus d’une partition écrite, il improvise sur la singularité de ce qu’il vit dans ce moment de la représentation avec ce public-là, ce jour-là, ce partenaire-là et celui-là qui l’habite aujourd’hui. Un art vivant dangereux à l’extrême. L’ acteur rompu à cet exercice de l’esprit voit son corps mis en jeu, décloisonnant le geste et le verbe.
Ces deux « langages » participent à la révélation de ce qui a lieu sous nos yeux. Le clown s’empare du détail, à coups de loupe, l’amène au visible. Ainsi naît le grotesque, mais aussi le poétique.
La poésie, disait Genet, se situerait entre le visible et l’invisible, juste au point de rupture.
Ici pas de casting
Les acteurs sont initiés à notre approche avant d’entreprendre toute création.
De quel clown s’agit-il ?
Ce clown est solitaire. En lui, l’Auguste et le clown blanc ne font plus qu’un.
Devenu serviteur de lui-même, il n’est plus soumis qu’à la seule tyrannie de ses désirs, de ses craintes, de ses élans, de ses empêchements.
De la sensation la plus subtile à l’émotion la plus violente, il nous offre sa transparence, nous donnant à voir et à entendre ce qui le fait vivre et le fait agir. Attentif au moindre signe qui affleure, il sait se laisser surprendre et guider par l’impulsion.
De l’esquisse du geste qui échappe, il s’empare et l’étire jusqu’au déploiement pour mieux nous le montrer. De la même manière, il peut partir d’un son ou d’une bribe de phrase et aller jusqu’à l’articulation d’une parole pour mieux nous faire entendre. C’est ainsi qu’il piège l’inconnu de lui-même, c’est ainsi qu’il constate l’abîme infranchissable entre ce qu’il est et ce qu’il voudrait être. Au cœur de la distorsion jaillit la parole, organique, elle passe par le corps entier. En lui, qui ne peut vivre que dans l’instant, sans aucun recul sur ce qui lui arrive, on peut lire « à livre ouvert ».
Parce que nous tentons d’allier dans la recherche, l’essence du clown à la singularité de la personne, en retour, il nous parle de nous.
Dis-moi quelque chose s’inscrit après Embarquez-les, Toute l’eau du déluge n’y suffira pas, La passion selon Lola, Nez à nez, Moments perdus, Entre nous soit dit, Come Fly with me.
Nos clowns inspirés par la personne et guidés par l’acteur sont toujours par essence préoccupés par la condition humaine, par l’homme dans tous ses états.
L’état amoureux est un thème récurrent et ce spectacle vient en écho à tous les autres. Il répond aussi dans sa forme à une recherche que nous menons depuis quinze ans : donner à voir ce fameux passage au jeu dont parle Denis Guénoun.
… le passage au jeu, c’est ce qui montre que l’acteur sur scène est membre de la communauté des spectateurs. Il est naturel, il est comme nous. Il n’est pas joueur par essence, mais parce qu’à un moment il commence à jouer, il entre dans le jeu. Le passage au jeu, c’est la trace, sur la scène, du geste d’invite par lequel on a convié l’acteur à monter sur le plateau.
Aussi quand le clown en direct traite le réel qu’il décrypte dans l’instant du dire, il donne à voir et à entendre l’origine de son geste, de son texte et nous l’offre en surplomb d’une partition écrite celle-là. Tel un funambule il joue sur le fil des temps. Sa conscience du présent, son sens absolu de l’instant le contraignent à suspendre l’action, à donner du relief au moindre événement. C’est ainsi qu’il ouvre des espaces d’invitation au jeu à celui qui regarde.
Le thème
Premier couple
Elle débarque en hâte, en avance, au rendez-vous que son amoureux lui a donné , elle reconnaît le banc, le réverbère… c’est bien là. Elle s’imagine déjà en sa présence quand surgit celui qu’elle n’attend pas.
Pas de deux où elle initie l’inconnu au « discours » de l’amoureuse qui attend celui qui… tarde. Dans ce temps la joie se gâte et l’intrus observe « l’abîme » où Géraldine peu à peu « succombe ».
Mais Bartok, devenu confident ne serait-il pas lui-même touché ou contaminé par cet étrange état d’être que l’on nomme amoureux ?
C’est en relisant la préface de ces déjà fameux Fragments (d’un discours amoureux) que la proximité syntaxique entre le clown et l’amoureux m’a frappée.
« … son discours n’existe jamais que par bouffées de langage qui lui viennent au gré de circonstances infimes, aléatoires… on peut appeler ces bris de discours des figures… L’amoureux en proie à ses figures, se démène dans un sport un peu fou, il se dépense comme un athlète… »
« Une figure se reconnaît si quelqu’un peut dire : Comme c’est vrai ça ! »
Parcourant le lexique d’un discours amoureux nous trouvons exposées des situations dramatiques. Ce qui est en tête de chaque figure ce n’est pas une définition, c’est son argument, dit Barthes, il ajoute récit, sommaire, petit drame « instrument de distanciation, pancarte, à la Brecht »
C’est ce parcours que nous avons fait avec les acteurs, repérant les pancartes et nous en inspirant pour improviser.
Ainsi les clowns ne nous parlent pas d’amour, ils parlent l’amoureux.
« Les phrases restent suspendues elles disent l’affect puis s’arrêtent… les mots ne sont jamais fous, c’est la syntaxe qui est folle : n’est-ce pas au niveau de la phrase que le sujet cherche sa place – et ne la trouve pas… l’amoureux parle par paquets de phrases, c’est un discours sans transcendance, aucun salut »
« Si l’auteur prête ici au sujet amoureux sa culture le sujet amoureux lui passe l’innocence de son imaginaire, indifférent aux bons usages du savoir »
Deuxième couple
Après « Dis moi quelque chose », deux solitudes se croisent, à nouveau, mais cette fois pas de rendez-vous avec un troisième. Le thème de l’« absent » se présente autrement.
L’une se prépare à la rencontre en compagnie de Cyrano et de la musique.
L’autre répète avec ses chaises le mode d’emploi du 2, ou comment créer du lien, du désir, de l’amour. Comment être à bonne distance ?
L’une a rendez-vous avec elle-même, quand elle croise l’autre et lui demande : « vous attendez quelqu’un ? » Il répond « Non, je n’attends pas quelqu’un en particulier, enfin, mais dans l’absolu oui. »
Et dans cet espace, la musique trouve son rôle.
Là où l’hésitation aurait pu les entraîner dans une valse sans fin, Fleur sort son Yu Ku Lélé chante et fait vibrer Polo.
Soudain liés, l’évidence d’un oui à la musique les précède et les fait danser.
En vis à vis, ce deuxième couple apparaît dans un autre « champ ».
En contrepoint du discours amoureux : la musique.
À la lumière de ce face à face, quelque chose se révèle et évoque la réflexion d’Alain Didier-Weill sur ce qui distingue le mot de la musique :
« …entre l’effet produit par le mot et celui produit par la musique… une distinction : le mot introduit ce qui doit être et le son agit tout autrement… il introduit à une énigmatique certitude sur ce qui est, l’existant. Ce n’est pas au contenu de la pensée de l’autre que je dis « non », mais à l’altérité qui s’adresse à moi… comme si « l’autre n’était pas chez lui ». Que ce passe-t-il quand sonne cette altérité qu’est la musique sinon que je découvre, aussi sonné, à chaque fois, aussi stupéfait qu’alors je me suis soustrait à toute délibération interne. Je suis poussé à dire « oui ». C’est un « oui » qui ne connait pas l’existence du « non ». C’est un « oui », originaire, plus énigmatique où je découvre que l’auditeur de la musique ce n’est pas moi. L’auditrice c’est elle. Elle qui entend en moi une chose que je n’entendais pas. Et l’auditrice me signifie : oui, en toi je suis chez moi. »
Alain Didier Weil
C’est ainsi que ce couple trouve asile en la musique.
Partition clownesque : je m’entraîne tant… que je passe à côté de ce que je cherche.
Le trop, le zèle… d’où naît le grotesque.
Humain plus qu’humain.
Comme le nez au milieu de la figure.
Anne CORNU